L’histoire est capable de retournements spectaculaires et de bouleversements rapides…
La nomination d’Ousmane Sonko à la primature du Sénégal fait partie de ces moments rares où l’Histoire bascule. Simple fonctionnaire inspecteur des impôts, Ousmane Sonko a été emprisonné et il a failli se laisser mourir, pour se retrouver désormais à la tête du gouvernement du Sénégal ! Portrait d’un leader politique inattendu.
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scar Wilde disait que l’on a le droit de se tromper dans le choix de ses amis, mais pas dans celui de ses ennemis… Wilde n’a jamais visité le Sénégal. Pourtant, nombre d’hommes politiques du côté de Dakar méditent aujourd’hui son propos et en mesurent la pertinence. Et pour cause : il y a encore quelques mois, Ousmane Sonko n’était qu’un député considéré comme un illuminé et représentant un parti politique au nom excentrique : les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF).
ARRÊTÉ ET MIS EN PRISON PAR LA JUSTICE DU SÉNÉGAL
D’ailleurs, accusé de diffamation et impliqué dans une affaire de mœurs, il avait été emprisonné le 28 juillet 2023. Lui qui, pendant quelques années, avait mobilisé la jeunesse de son pays telle une rockstar et stimulé l’imaginaire de très larges segments de population à travers toute l’Afrique de l’Ouest, était devenu un simple matricule croupissant dans un cachot humide de la sordide prison du Cap Manuel.
L’enthousiasme révolutionnaire qu’il avait inspiré dans son pays et au-delà paraissait s’être évaporé. Son parti politique avait été interdit. Sa candidature à l’élection présidentielle avait été rejetée. Le gouvernement du président Macky Sall était parvenu à le présenter comme un dangereux extrémiste politique, animé de surcroît par le fanatisme d’un fondamentaliste religieux.
SON COMPLICE ÉGALEMENT EMPRISONNÉ
Lui, Ousmane Sonko, ancien brillant jeune premier et inspecteur des impôts, avait été radié de la fonction publique pour cause d’activisme syndicaliste et politique. Ses partisans du petit peuple et de la jeunesse en colère, qui avaient souvent consenti d’énormes sacrifices pour le soutenir et le protéger – y compris contre les forces de l’ordre – étaient certes toujours très remontés par sa détention, qu’ils jugeaient totalement injuste car fondée sur des accusations montées de toutes pièces.
Mais ils donnaient le sentiment de s’être résignés devant la force froide et brutale de l’Etat. D’ailleurs, ils parlaient plus souvent de football que de l’avenir du PASTEF. Bassirou Diomaye Faye, son « complice » et bras droit, secrétaire général du parti dissous, avait lui aussi été arrêté en avril 2023 (pour « outrage à magistrat » après une publication sur les réseaux sociaux où il dénonçait la « clochardisation » de la justice), sans que cela ne suscite ni de gigantesques manifestations de protestation à l’intérieur du pays ni de condamnations dans les chancelleries diplomatiques ou au sein de la communauté internationale.
ISOLÉ, ABANDONNÉ, RÉSIGNÉ…
Sonko se sentait donc très seul dans son obscure cellule et imaginait parfois le pire, à savoir l’hypothèse qu’il avait échoué à enclencher le changement souhaité au sein de la société sénégalaise. Son dépit et ses doutes étaient tels qu’il avait entamé une grève de la faim, avec une claire conscience de la possibilité de se laisser mourir. Il avait fallu que de très nombreuses personnalités politiques sénégalaises et africaines interviennent discrètement auprès d’Ousmane Sonko pour qu’il consente à cesser sa grève de la faim.
RETOURNEMENT DE SITUATION HISTORIQUE
Et voilà que, par un de ces retournements mystérieux dont elle seule a le secret, l’Histoire avait brutalement tout bouleversé. En février 2024, le Conseil constitutionnel sénégalais qui n’avait pas retenu sa candidature à l’élection présidentielle s’était dressé contre le pouvoir en place. L’institution suprême de l’ordre juridique national pour les questions de contentieux électoral s’était opposée aussi à la tentative du président Macky Sall et de l’Assemblée nationale de repousser la date du scrutin présidentiel attendu de dix mois. Le pouvoir n’avait pas eu d’autre choix que d’organiser l’élection sur-le-champ. Soucieux d’apparaître comme un légaliste absolu, le chef de l’Etat Macky Sall avait alors fait adopter une loi d’amnistie pour libérer Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye, et exonérer également de poursuites judiciaires un grand nombre de membres de sa propre coalition au pouvoir.
DE LA PRISON À LA PRIMATURE
En moins de deux semaines, le fondateur du PASTEF est passé de la prison à la primature…
Depuis qu’il a accédé au pouvoir en avril, Ousmane Sonko n’a rien dit publiquement au sujet de ses adversaires. L’ancien Premier ministre Amadou Ba, candidat malheureux présenté par le régime sortant, doit désormais s’interroger sur la sagesse de ses décisions passées. L’une d’entre elles remonte à 2016 lorsqu’il était ministre de l’Economie et des Finances. C’est lui qui avait initié la décision de révoquer Ousmane Sonko de la fonction publique pour « manquement à l’obligation de discrétion professionnelle ».
Le député du PASTEF avait révélé en pleine session de l’Assemblée nationale que ses collègues ne payaient pas d’impôts : « Il n’y a pas de reversement d’impôts de l’Assemblée nationale, avait-il affirmé. Vous savez, au niveau de l’Assemblée nationale, comme c’est le système d’exonération à la source, c’est le questeur qui paie les salaires qui doit opérer la retenue et qui reverse. Ce qui est constant, c’est que jamais, jusqu’au moment où je vous parle, il n’y a eu de reversement d’impôt. L’argent n’entre pas au Trésor public ». Sur instruction du président Macky Sall, Amadou Ba avait préparé le décret présidentiel numéro 22016-1239 de révocation d’Ousmane Sonko, signé le 26 août 2016 et validé par la suite par la Cour suprême.
TEMPÉRAMENT REVANCHARD OU ESPRIT DE BÂTISSEUR
Le nouveau Premier ministre sénégalais est-il revanchard ? Ses partisans soutiennent que non et qu’il n’en aurait pas le tempérament. Ses adversaires politiques redoutent sa fougue et son acharnement à vouloir changer les choses à un rythme effréné. Ses proches affirment que Ousmane Sonko est surtout un rebelle mû par l’ambition de faire évoluer son pays vers plus de transparence, quoi que cela lui en coûte.
A cinquante ans (il est né le 15 juillet 1974 à Thiès d’un père casamançais et d’une mère Baol-Baol), le nouvel homme fort du Sénégal est aussi un homme très pieu. Il a très tôt intégré l’Association des élèves et étudiants musulmans du Sénégal (A.E.E.M.S) où il était très actif. Après sa maîtrise en droit public obtenue en 1999 à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, il réussit le concours d’entrée à l’École nationale d’administration (ENA), section des impôts et domaines. Il en sort diplômé en 2001 et continue sa formation pour décrocher un diplôme d’études approfondies (DEA) en finances publiques et fiscalité de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
INSPECTEUR DES IMPÔTS, IL DÉCOUVRE DES SCANDALES
La carrière administrative d’Ousmane Sonko le prépare à l’indignation politique : il travaille comme inspecteur principal des impôts et des domaines, chef de Brigade de vérification fiscale, chargé du secteur immobilier et auditeur interne à la direction du contrôle interne. Il y observe suffisamment d’incongruités et de scandales pour décider de se lancer en politique. La suite fait partie de l’histoire de son pays.
Amoureux du débat d’idées et convaincu de la justesse de ses convictions, l’homme sait également écouter, nuancer ses opinions et ajuster ses stratégies lorsque cela lui paraît nécessaire. Il sait se montrer humble et laisser la place aux « anciens », même si son charisme personnel fait souvent de l’ombre à ceux avec lesquels il travaille.
QUI DIRIGE DU PRÉSIDENT OU DU PREMIER MINISTRE ?
La grande question que tout le monde se pose au Sénégal est celle de savoir comment évolueront ses relations avec le président Diomaye Faye, qu’il avait désigné de sa cellule de prison comme candidat de substitution du PASTEF au scrutin présidentiel. Les deux hommes (dont les tempéraments sont très différents) parviendront-ils à maintenir des relations d’amitié et de confiance ? Interrogé à ce sujet lors de sa première conférence de presse à Dakar le 13 juillet, le chef de l’Etat a eu une réponse stupéfiante : « Cela fait dix ans maintenant que je lutte pour [qu’Ousmane Sonko] s’installe dans le fauteuil présidentiel, a déclaré Diomaye Faye. Je n’ai pas abandonné cette lutte et je ne compte pas l’abandonner, soyons clair ». Certains ont vu dans de tels propos de la soumission. D’autres y ont vu beaucoup de sagesse : Ousmane Sonko est actuellement l’homme politique le plus populaire du Sénégal. Il est judicieux de bien choisir ses amis et ses ennemis…